Dans notre quotidien, il y a souvent des choses que l’on tient pour acquises sans trop s’interroger sur leur sens véritable ou leur origine. C’est sûrement le cas de la devise du Québec “ Je me souviens ” . C’est pour répondre à des professeurs du primaire ainsi qu’à M. Guillaume St-Amour interrogé par des Français en visite sur le sens de notre devise, que j’ai décidé d’y consacrer un article.
Au fait, vous êtes-vous déjà demandé qui en est l’auteur et ce qu’elle signifie ? L’origine de la devise. La première mention de la devise du Québec apparaît sur les plans du Palais législatif (Parlement du Québec), réalisés par Eugène-Étienne Taché en 1883. Il avait ajouté cette phrase au bas des armoiries de la province, laquelle fut conservée à la signature du contrat de construction donné par le gouvernement la même année. Puis, le 9 décembre 1939 sous le gouvernement libéral de Joseph-Adélard Godbout, par un arrêté en Conseil, on adopte de nouvelles armoiries pour la province de Québec et on associe officiellement au blason la devise : “ JE ME SOUVIENS ”. L’auteur de la devise. Eugène-Étienne Taché est né le 25 octobre 1836 à Saint-Thomas (Montmagny). Il fait ses études au séminaire de Québec et au Upper Canada College où il obtient ses diplômes d’ingénieur civil et d’arpenteur. Il fait surtout sa marque à l’emploi du gouvernement du Québec comme sous-ministre au Département des Terres de la couronne (qui changea plusieurs fois de nom au cours de l’histoire), de 1869 jusqu’à sa mort en 1912. Outre l’élaboration des plans du Parlement, on doit à Taché plusieurs monuments commémoratifs et édifices prestigieux ainsi que la création d’armoiries de personnalités, étant lui-même un passionné d’héraldique.
La signification de la devise. Malheureusement, bien qu’Eugène-Étienne Taché nous ait laissé plusieurs témoignages architecturaux et patrimoniaux, à en croire différents auteurs il “ n’a laissé aucun document pour expliquer le sens qu’il donnait à sa devise ” (Deschênes : 1994). Dans ces circonstances, plusieurs auteurs se sont eux-mêmes chargés de lui donner une interprétation. En voici donc quelques-unes : dans un discours en l’honneur du Comte de Paris de passage au Canada en 1890, le juge Jetté évoque en rapport avec la devise que les gens d’ici n’ont pas oubliée leurs origines françaises ; un collègue de Taché, Ernest Gagnon écrit dans un rapport du commissaire des Travaux publics (1895-96, pp. 112), “ Ces armes reçurent, en 1883, l’addition de la devise « Je me souviens » qui résume si admirablement la raison d’être du Canada de Champlain et de Maisonneuve comme province distincte dans la confédération ” ; André Duval (1979) souligne que c’est dans la devise accompagnant les armoiries du Marquis de Lorne (gouverneur général du Canada) qui sont placées dans le vestibule de l’Hôtel du Parlement, qu’il faut voir la réponse. La devise du Marquis est « Ne obliviscaris » ( « Gardez-vous d’oublier » ). Ces dernières années certains journalistes anglophones ont bien voulu attacher à cette devise un complément. Deschênes fait référence à un texte de Okill Stuart qui attribue à Taché : “ Je me souviens / Que né sous le lys / Je croîs sous la rose ” ( Le Devoir : 1994). Puis Deschênes fait remarquer qu’on ne retrouve aucune preuve de l’existence de cette phrase. Elle est en fait l’association de deux devises distinctes créées par Taché à deux époques différentes. La devise “ Né dans les lis, je grandis dans les roses ” à été créée en 1908 pour accompagner une oeuvre d’art devant représenter la nation canadienne. Ce projet n’a d’ailleurs jamais vu le jour. La même année, pour la médaille commémorative du tricentenaire de la ville de Québec, Taché inscrit : “ Né sous le lis, Dieu aidant, l’oeuvre de Champlain a grandi sous les roses ”. Enfin selon Deschênes : “ En ajoutant à la devise officielle du Québec une autre phrase conçue à l’origine pour la « nation canadienne » (qui n’avait pas de devise à cette époque), « on » a voulu donner au « Je me souviens » un sens particulier, soit « Je me souviens que, sorti du giron français, j’ai grandi sous la protection de l’Angleterre ».
Conclusion. Peut-être q’un jour d’autres recherches permettront de découvrir une preuve documentaire explicite sur la devise du Québec. Pour le moment, selon Deschênes, l’interprétation d’Ernest Gagnon est probablement celle qui se rapproche le plus des intentions de Taché. A ce sujet, Michel Desgagné (1979) résume bien cette pensée : “ Dans son projet d’ensemble de l’Hôtel du Parlement, l’ingénieur Eugène-Étienne Taché a voulu décorer la façade principale du bâtiment de façon à rendre hommage aux hommes et aux femmes qui ont marqué notre histoire ”. Selon Deschênes, si l’on place la devise du Québec dans le contexte architectural et décoratif qui l’entoure, soit le Palais législatif, on comprend mieux le sens qu’a voulu lui donner Eugène-Étienne Taché. Il ne faut probablement pas chercher plus loin : ce monument tout entier est dédié à l’histoire du Québec et par cette devise, Taché ne
voulait qu’exprimer en quelques mots ce qu’il avait prévu d’inscrire dans la pierre, le bois et le bronze.
Sources : (1994) Deschênes Gaston, historien. Le Devoir, 30 août, p. A7 et Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, avril 1994. “Un mythe tenace”. (1979) Duval André La Capitale, Montréal, Boréal Express. (1979) Desgagnés Michel, Les édifices parlementaires depuis 1792, Québec, Assemblée nationale du Québec.
Photo-vignette : Le Québec a reçu ses premières armes par décret de la reine Victoria le 26 mai 1868 : les fleurs de lis pour les grandes phases de l’histoire constitutionnelle du Canada, le lion, pour le régime anglais et les feuilles d’érable pour la Confédération. Il est à noter que, contrairement aux usages suivis par les autres provinces canadiennes, le Québec s’est donné ces armoiries sans recourir à l’autorité royale.
Source : Claude Lambert, anthropologue-historien, Journal Altitude 1350. Novembre 1995