Un samedi soir idéal,

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Un samedi soir idéal

Pour Louise Beaudry

Je vais vous faire une confidence. Après avoir relu le texte que j’écrivais pour ce même journal en octobre 2008, après avoir fait défiler en continu sur l’écran de l’ordinateur les photos de Louise prises lors d’une de nos rencontres, j’ai eu l’irrépressible envie de reproduire l’article tel quel tellement il était prémonitoire. Vous permettez que je cite le tout dernier paragraphe ? C’est l’histoire racontée dans le film « Fried green tomatoes ». « Un soir, une volée d’outardes s’est posée sur un lac. Elles s’y sont poursuivies puis se sont reposées, à l’abandon dans ce lieu tout en beauté. Le matin venu, elles sont reparties, mais quelle surprise, le lac était disparu ! Le gel avait figé l’eau à leurs pattes et les outardes l’avaient emmené avec elles. Si Louise part un jour de Saint-Donat, ne croyez-vous pas que notre village partira ainsi avec elle, soudé à ses pattes ? » Puis je me suis resaisie et j’ai téléphoné à Nathalie et à Martin pour leur demander s’ils pouvaient me réserver un grand espace pour reparler de Louise, cette femme de causes, cette visionnaire, cet être de lumière.

Il y eut ensuite ce bel après-midi où tout Saint-Donat, littéralement, s’était donné rendez-vous à l’Hôtel de Ville pour parler à Louise, pardon de Louise, une dernière fois. Il était tellement évident que la communication allait bien au-delà des mots et même de la musique sauf, peut-être, celle d’une des cantates de Bach. Chacun créait ses images, les ombrait, parlait de la puissance et du constant mouvement ourlé de grâce de Louise, de son individualité, de sa force totalement dénuée de prétention, de son humanité, de son empathie. J’ai été extrêmement touchée par chacun des témoignages, par la famille, les amis, l’émotion de monsieur Bénard, la présence des Joyeux Lurons, les petits enfants dans la salle tous plus beaux et plus à l’aise les uns que les autres. Au point où je me suis sentie totalement impuissante à l’effet d’écrire, d’ajouter d’autres éléments.

Étant aquarelliste, j’ai alors décidé de peindre… avec des mots. Louise est partie un samedi soir idéal. La température était à peine sous le point de congélation et le ciel légèrement enneigé avec de toutes petites bourrasques qui, déterminées, balayaient le trottoir. Ce blanc illuminé par les projecteurs de la ville, par les feux de circulation, les phares des voitures et quelques fenêtres encore cintrées de guirlandes de Noël pavait gracieusement une sorte de piste d’envol, même si elle ne le savait pas encore. Voilà l’arrière-plan, mais comment allai-je faire mon personnage ?

Oui, comment dessiner Louise Beaudry ? Elle a été l’instigatrice ou, du moins, une personne fort active au sein de tout mouvement qui a été et est encore essentiel à Saint-Donat. Née à Joliette dans une famille où la musique était essentielle, elle a vu à la table de ses parents, lors de presque toutes les fêtes, le Père Lindsay fondateur du Festival de Lanaudière. Violon alto, viole de gabe, violoncelle, contrebasse, piano, composition et interprétation, elle s’intéressait à tout et créait un tel va-et-vient de santé et de bonheur. Dans le désordre : Loisirs des tout-petits, garderie, Association québécoise des enfants présentant des troubles d’apprentissage, Art Boréal, Comité de musique, Service des Loisirs culturels, Corporation de la Maison de la Culture, Week-end des couleurs, Aventure T (pour théâtre), direction d’école, Association canadienne des écoles de langue française, Festival Rythmes et Saveurs, Caisse populaire, Université du troisième âge, atelier d’écriture du Club Saint-Donat de la Fadoq et j’en passe sûrement. J’étais un peu découragée. Je suis allée me coucher.

Levée vraiment très tôt, je me suis emmitouflée dans une grosse couette recouverte d’une vieille couverture afin que mon chien puisse se lover contre moi et je me suis mise à écrire. Je voulais rendre l’attention que Louise nous portait, les gestes concrets, incarnés, posés dans l’immédiat et riches en sens qui témoignaient d’un véritable engagement de sa part envers nous quand elle nous aimait. Oui, quand elle nous aimait et nous faisait confiance, elle se mettait là, tout de suite, à dessiner une histoire par petits coups et, même si l’ensemble n’était pas toujours clair, chacune des tâches était parfaitement dépeinte et d’une grande puissance évocatrice. Louise voyait grand. Elle était partout tout en sachant déléguer. C’est une des raisons de ses réussites : elle présentait les personnes les unes aux autres présumant qu’elles devaient bien s’entendre et créait ainsi une dynamique de groupe extrêmement stimulante. J’ai appris beaucoup de choses d’elle, dont la prudence et la nuance, mais c’est étrange, je gardais nos conversations pour moi seule. D’autres personnes vivaient sans doute la même expérience que moi de sorte qu’elle était comme ancrée dans plusieurs vies tout en étant particulièrement sensible à la liberté à laquelle chacun a droit.

« Il ne faut jamais avoir peur de quelqu’un qui connaît sa force » disait mon père. Louise Beaudry avait conscience et de sa valeur et de son pouvoir. Elle me les donnait en cadeau chaque fois qu’elle me prenait dans ses bras. J’avais l’impression que le monde entier me serrait « fort-fort », me choisissait. Quand, même se sachant malade, elle nous demandait en vrillant ses magnifiques yeux au centre des nôtres « Toi, comment vas-tu ? », que ce soit dans un commerce ou sur la rue Principale, le temps s’arrêtait et on était forcé de répondre. Que c’était bon ! Que c’était chaud ! Je vais vous dire quelque chose d’énorme mais que j’assume complètement : Louise rendait légitime notre être et nos choix car cette femme était avant tout l’interprète d’un univers beaucoup plus intérieur et secret. Peu de gens y avaient accès et ceux qui y accédaient voyaient s’ouvrir des portes par ailleurs verrouillées. J’ai écrit « … elle me prenait dans ses bras », oui, c’était ça.

Mon mari s’est levé, nous a vus, mon gros chien Bayou et moi. Il a dit : « Vous êtes drôles à regarder tous les deux. Tellement bien. Profitez du moment, la vie est courte » et s’avançant près du système de son il a mis les « Cantates pour voix d’alto solo » de Bach. Le texte disait : « Je m’élèverai au-dessus de la terre et je courrai sans m’épuiser. Ô que cela advienne aujourd’hui même, Monde, bonne nuit ! »

J’ai tout de suite su qu’il me fallait peindre Louise à la façon de Chagall, comme madame Micheline Vallières l’a décrite dans un texte inspiré d’une prière indienne et lu lors de l’hommage rendu par la collectivité de Saint-Donat le 2 février dernier. Une femme aux vêtements amples, souples et colorés, aux vêtements de noce, flottant entre village et ciel où elle se reposera et où elle s’établira à demeure.

Source : Journal Altitude, Nicole Lajeunesse